L’Alpe 01 : le bâton du feu

Par Christian Abry

Professeur de phonétique à l’université Stendhal à Grenoble, Christian Abry dirige l’équipe de recherche de modélisation articulatoire de l’Institut de la communication parlée (CNRS). Rédacteur de la revue régionale d’ethnologie Le Monde alpin et rhodanien du Musée dauphinois, il est également auteur de nombreux articles ou ouvrages sur la parole, les dialectes, l’ethnolinguistique et la littérature orale.

Cet objet, propriété du hameau de Passy sur la commune de Sixt, est détenu par l'un de ses habitants, mais est présenté au public dans la Maison de la Réserve naturelle. Plusieurs moulages en ont été réalisés dont un se trouve au Musée dauphinois à Grenoble.

La coutume de la garde du feu a pour but de maintenir au moins un adulte valide dans chaque hameau pour veiller aux risques d’incendie pendant tous les moments où les habitants s’absentent et, singulièrement, pendant la grand-messe où ils sont tous (en principe) rassemblés dans l’église. Cet usage se comprend facilement dans un pays où la plus grande partie des constructions est en bois et abrite d’importantes réserves de fourrage. Ajoutons à cela la concentration de l’habitat dans les hameaux, où l’entassement des maisons était encore plus dense autrefois qu’il ne l’est aujourd’hui. La peur du feu est alors quasi permanente et les nombreux sinistres qui ont émaillé l’histoire sont là pour confirmer la crainte des habitants.

Le « bâton du feu » fait partie des systèmes que l’on dirait aujourd’hui de planning, utilisés pour la répartition des tâches dans l’organisation collective. Il a une fonction essentiellement mnémotechnique. Comme sur le « bâton des tours », qui sert pour la garde à tour de rôle des troupeaux, chaque prestataire (ou groupe de prestataires) est représenté par la marque distinctive de sa « maison » (à la fois résidence et lignage). Mais, contrairement à ce dernier système, l’affectation des tours est définitive et non remise en jeu chaque année. Elle suit à peu près la disposition topographique des maisons du hameau (à Passy, deux rangées de haut en bas).

Tous les hameaux de Sixt n’avaient pas un bâton identique. Au Fay, par exemple, c’était une grande canne surmontée d’un pommeau. À Salvagny, ce n’était pas un bâton mais une plaque de cuivre. À Nambride, un gros parallélépipède de bois. Au Mont, il semble qu’il n’y ait pas eu, de mémoire d’homme, de garde du feu.

Des marques héréditaires

Le bâton de Passy se présente comme un petit parallélépipède rectangle (20 x 4 x 4 cm) muni à l’une de ses extrémités d’un piton en anneau. Il est daté 1872 au dos et gravé d’une croix latine potencée sur un côté. Sur la face principale, on lit en haut les initiales G. F. pour « garde du feu », suivies en dessous sur deux colonnes et huit lignes des marques de famille, chacune dans une case. Ces marques sont composées ici de traits (« coups »), de « croix » et de chevrons (« pas de chèvre »). Ces derniers peuvent être en creux (« emportés »).

De telles marques sont aussi parfois appliquées sur de nombreux biens de la famille : outils, billes de sapin ou pains cuits au four. Elles servent encore de signature aux membres illettrés de la famille. Ces marques sont héréditaires et vont en général au fils qui hérite de la maison paternelle, c’est-à-dire pratiquement toujours l’aîné. Les puînés qui fonderaient une nouvelle « maison » usent de dérivés, ajoutant un signe particulier à la marque de la famille dont ils sont issus.

Chaque dimanche donc, ce bâton revenait à une famille différente. Un homme ou une femme valide de la famille désignée n’assistait pas à la grand-messe, « se gardait » (il pouvait toutefois se rendre à la petite messe). Pendant tout le temps de l’office, il devait faire le tour du village, regarder par les fenêtres ce qu’il en était des foyers, bref exercer une surveillance effective. Une fois les gens revenus de la messe, ou en faisant son tour, il allait remettre le bâton à la famille dont la marque suivait. Le bâton du feu restait ainsi dans cette maison, pendu à un coin de la cheminée, jusqu’au dimanche suivant. Cet usage s’est maintenu à Sixt jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale.

À lire :

  • Ouvrage collectif, sous la direction de Jean Cuisenier ; Christian Abry et alli, Les Sources régionales de la Savoie, Paris, Fayard, 1979, page 411.
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