L’Alpe 01 : les alpes reconstruites ?

Par Michael Jakob

Professeur de littérature comparée à l’université de Grenoble, il dirige la revue Compar(a)ison. Directeur de la collection « Di monte in monte », il a par ailleurs collaboré à plusieurs expositions sur le thème de la montagne et il est l’auteur de différentes études sur le paysage en littérature.

1938. Inauguration du barrage de Agaro. Photo : Antonio Paoletti.

Les Alpes, si solides de par leur solennelle immobilité, sont depuis des siècles le théâtre de constructions dont le « dur désir de durer » n’est que trop apparent. Les routes, tunnels, auberges, grands hôtels, casernes et centrales électriques alpines s’appuient partout sur une sémantique héroïque de la fortification, de la pesanteur pure et de la forme perpétuelle.

Voilà que s’érigent, sous un ciel immense, au milieu des masses montagneuses, des vestiges humains qui ne font plus qu’un avec la roche dure. Cette mimésis de l’éternité a pourtant son prix : la main de l’homme a inscrit à tout jamais ces signes majestueux dans le corps de la montagne. Là-haut, dans les vallées éloignées et sur les cimes austères, l’homme a voulu être plus dur que la pierre.

La maîtrise d’une matière façonnée à l’image des besoins humains témoigne de la métamorphose tragique de l’homme. Car vaincre la montagne, c’est aussi lutter contre sa propre substance et miner petit à petit ses forces. Le triomphe de la technique en haute montagne tend à éliminer l’homme après qu’il a rendu service à la cause. Exit le paysage vierge, exit les travailleurs.

C’est donc une double histoire qui se lit dans les vallées alpines : celle de l’orgueil des gens qui ont transformé la nature avec leurs corps et celle de la disparition de l’homme face à l’immensité des projets. Fierté de ceux qui ont littéralement déplacé des montagnes. Le héros des temps modernes « culmine » là-haut sur la montagne en élevant le monument de sa propre grandeur. Voilà donc l’hymne au progrès sculpté en barrages, centrales, tunnels…

L’eau, les structures métalliques, la pierre, le béton, l’homme, la gravité même, tout contribue ici à la cause suprême, au « don » de l’électricité qui descendra en bas le long des vallées.

Au milieu de ces constructions, l’homme agit comme dans une fourmilière. Il est pris par la chose même, il est devenu une partie du Tout. À l’instant encore grand et tout puissant tel ces énormes objets qu’il érige, l’homme, bientôt, ne sera plus rien. Sa présence sur la montagne ne saurait d’ailleurs être que provisoire et éphémère.

Bien que les constructions donnent l’impression de se dresser contre l’homme, celui-ci y tient, y revient pour affirmer haut et fort : « Moi aussi, j’y étais… » Peut-être faudrait-il méditer plus profondément sur cette simultanéité de joie et de mélancolie, de grandeur et de misère.

Autre paradoxe, autre victime : la nature, à la fois meurtrie, blessée et dévoilée, transformée en paysage grandiose. Les barrages alpins ne font-ils pas l’objet d’un véritable pèlerinage moderne ? Devons-nous modifier, vaincre la nature pour la rendre supportable, l’aimer et la rechercher ?

Une nouvelle géométrie
des Alpes

Le photographe Antonio Paoletti a « écrit » l’histoire de cette étrange présence de l’homme sur les montagnes avec des milliers d’images prises pour le compte de l’entreprise milanaise Girola. Fondée en 1906, Girola participa, entre les années vingt et la fin de la guerre, à la construction d’un grand nombre de centrales électriques, barrages, tunnels, etc., principalement dans le Nord de l’Italie. Active dans le monde entier, cette entreprise fait aujourd’hui partie de Impregilo, le plus grand constructeur italien. Ses archives contiennent plus de cinq mille photos sur plaques de verre grand format de Paoletti qui racontent l’épopée de la conquête hydro-électrique des Alpes. Le photographe a montré les fondements et les structures des constructions, surpris leur beauté et leur élégance, sans oublier le destin des gens. Ses clichés parlent du conflit des genres : le sublime, celui des constructions, et l’humble, humilis, celui des hommes avec leur force, leur courage et leur volonté de participer à cette immense aventure même au prix de leur propre vie. Un ouvrage a été récemment édité avec les photographies d’Antonio Paoletti : Girola, une nouvelle géométrie des Alpes (sous la direction de Michael Jakob et Urs Stahel, Scheidegger & Spiess, Zürich). Cette publication s’inscrit en parallèle avec l’exposition itinérante organisée par le Fotomuseum de Winterthur en Suisse. Après Genève, Milan et Domodossola, celle-ci devrait prochainement passer par Berne et Grenoble. Les dates en seront communiquées dans nos pages « Nouvelles ». Le portfolio que nous vous présentons ici est extrait de cet ouvrage, avec l’aimable autorisation des auteurs.

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