L’Alpe 26 : éditorial

« Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. » Ainsi s’épanche un précurseur des romantiques, Étienne Pivert de Senancour, dans un célèbre livre, Obermann, qu’admirèrent George Sand et Marcel Proust. Symbole, à vue humaine, d’élévation et d’éternité, la montagne demeure la suprême métaphore de ce désir. On l’aura compris, la traversée littéraire en territoire d’altitude, de Ramuz à Corinna Bille et Maurice Chappaz, de Dino Buzzati à Mario Rigoni Stern, de Pétrarque à Samivel, ne se déroule pas exclusivement sur les chemins de la montagne mais sur ceux, tout aussi escarpés, qui jaillissent de l’imaginaire de l’homme pour se perdre dans l’océan du cœur.

Jour après jour, le poète lève la topographie et les points géodésiques de cette montagne métaphysique plus intime que l’intime de lui-même, condamné à ne jamais atteindre une cime qui toujours se dérobe. De l’Olympe jusqu’au Mont-Inaccessible, de l’utopie chère à Restif de la Bretonne jusqu’à l’âpre écriture du prix Nobel Elfriede Jelinek, les mots restent l’ultime aventure humaine quand tous les champs du possible ont été gravis. André du Bouchet, l’un des grands poètes de notre temps, récemment disparu, trace de sa plume, déroutante et altière, l’interrogation essentielle face à l’opacité du monde et de la langue, celle qui fonde notre humanité :

neige
glace
eau
si vous êtes des mots, parlez…

Pour celui qui fut ami d’Alberto Giacometti et lecteur de Ramond de Carbonnières (l’arpenteur du Voyage au Mont Perdu), la montagne était la source secrète de cette voix si nouvelle. « La poésie, disait-il, force les mots à livrer leur ciel ». Belle et juste définition pour ceux qui tentent inlassablement l’improbable voie de salut vers le haut par les mots.

André Pitte

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