Anne Cayol-Gérin

Regards vers un ailleurs

Les images que j’emporte avec moi, celles qui me font parler ailleurs de mes Alpes avec émotion, celles qui me font les chercher dans tous les autres cieux, celles que je garde jalousement comme un coin d’âme, bijoux de mémoire chatoyant encore et encore… Un boa de nuages lové autour de la dent de Crolles (massif de la Chartreuse) ouate avec langueur ses raideurs empesées de calcaire d’un mystérieux autre possible. Chaque aperçu d’un fragment de sa réalité, entraperçu au hasard d’une ondulation vaporeuse, s’offre comme un périscope sur une montagne inconnue, un autre temps, un espace secret. Les étincelles de l’automne éclaboussent de feu et d’or la robe aux verts changeants qui déshabille les éboulis des pentes de Valsenestre (Isère, Valbonnais). La violence des teintes sur la dureté des rocs crie avec sauvagerie dans un éblouissement éphémère. Ce bleu derrière la Meije, un bleu franc colorié avec générosité, un bleu Majorelle où vibre toute la transparence du froid, un bleu infini. Et juste au-dessous, les blancs glauques de la cascade gelée… La vertigineuse cataracte aux diaprures de joyaux derrière ses efflorescences mates, est-elle suspendue par magie ou figée dans son jaillissement  ? Le bassin des nymphes, invisible sous son sofa de flocons duveteux, gardera leurs traces jusqu’à ce que l’eau vive les efface d’un glougloutement léger. Une déferlante de nuées déverse soudain par-dessus le rempart de falaises. La digue de l’horizon est débordée en silence par l’impalpable vague où s’engloutissent les sombres sapins. Fuir  ? S’y jeter  ? Attendre d’être léchée à son tour par les gris innombrables  ? Le silence vibre comme une peau de tambour. Poudre sur le vert tendre et l’éclatant orangé, la coulée de lumière endiamante le givre sur ce condensé de saisons qui ondule doucement. Mais au coin de l’œil, toujours, l’Obiou (massif du Dévoluy) soutient la voûte céleste. Sur ses aplats de beige rosé et de blanc cassé, les ombres d’un noir intense disent la solidité trempée à l’eau-forte des tourmentes. Dans le goulet grondant d’une sourde fureur minérale, le scalpel d’or de la lumière cisèle des pans de relief successifs, praticables d’un théâtre gigantesque où se silhouette l’arachnéenne suggestion d’un pylône. Renverser la tête là, au milieu d’une phrase, d’un geste banal, et jeter à l’écho saisi un cri de pur bonheur et d’éblouissement toujours inattendu  : quelle chance inouïe d’être là…

Anne Cayol-Gérin, historienne de l’art.

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