Henri Pelletier

Je me souviens…

Mon cher Pascal (ndlr  : Pascal Kober, rédacteur en chef de L’Alpe), quel exercice tu nous demandes : raconter notre montagne secrète ! Eh bien de celle-là je n’écrirai pas un mot puisque, par définition, elle est secrète, dix ans de L’Alpe ou pas. Mais peut-être que si tu voulais bien passer les grosses chaussures et te charger d’un bon sac, pourvu qu’il soit garni de victuailles alléchantes et d’une ou deux (plutôt deux) bouteilles d’un vin guilleret, tu pourrais alors entrer dans la confidence. Si confidence il y a. «  Ma  » montagne, c’est celle d’une barbe qui tire doucement vers l’argenté, au bout du compte un petit tas d’anecdotes triées dans l’ordre aléatoire de souvenirs plus ou moins joyeux, comme ils arrivent, et dans lesquels les lecteurs trouveront peut-être quelques points de repère, des mots qui leur parlent, va savoir.

Je me souviens de ma première course (forcément, ce sont des choses qu’on n’oublie pas) avec Delphin Blanc, guide magnifique et poète talentueux, frère de Robert et d’Yvon, rencontré au bord d’un sentier. Il m’avait emmené à la Grande Sassière, en Vanoise ; j’avais une dizaine d’années.

Je me souviens de Peau d’Âne, dont le vrai nom doit resté à jamais secret quand il s’affublait d’une peau d’ours (!) pour effrayer les clients du restaurant familial lorsqu’il entrait dans la salle en rugissant ; des balades avec lui «  au genépi  », des rappels foldingues sur les falaises de la Piste-Perdue, des courses de bonheur au dôme de la Sache et au mont Pourri, toujours en Vanoise. Il avait été porteur pour Roger Frison-Roche quand ce dernier a «  passé le guide  », et c’était un photographe doué. Il repose auprès de son chien, sous un rocher, quelque part en haute Tarentaise.

Je me souviens de l’avalanche, de la panique et de la terreur, des corps allongés sur les tables, ceux autour desquels on s’activait, ceux, nombreux, autour desquels on ne s’activait plus. Je me souviens de la solidarité des gens, de quelques voisins, d’inconnus, de leurs lettres venues de loin et de leurs mots. Mais pas de celle du village (nous n’étions pas de la vallée), et de l’intervention ferme des gendarmes pour que les clients de notre hôtel soient relogés dans des conditions acceptables. La fameuse solidarité montagnarde bouffée au mythe, pour le coup.

Je me souviens de l’âne Bourguiba, infatigable porteur de sac, et de la tempête de neige en plein été nous contraignant à une opération de survie trois jours de rang dans une cabane de berger. C’est lui qui s’en était le mieux sorti.

Je me souviens de tous ces fous de sommets rencontrés pendant ces années passées à Montagnes Magazine, et parmi eux, de ces seigneurs des hautes altitudes dont les yeux en disaient plus long que leurs palmarès. Que reste-t-il d’eux ?

Je me souviens du tournage du film La trace de Bernard Favre, l’histoire d’un colporteur avec Richard Berry, dans le beau hameau du Monal au-dessus de Saint-Foy-Tarentaise, et des dialogues en patois tignard écrits par Henri Béjean. On le trouve encore en vidéothèque.

Je me souviens de Louisette, dans ce qui n’était encore qu’une modeste auberge, là-haut sur les flancs du Tourmalet dans les Hautes-Pyrénées, du gâteau à la broche qu’elle faisait tourner dans la cheminée, sous le chaudron de garbure qui mijotait depuis le matin, et de la soirée prometteuse après de longues heures sur les crêtes, qu’on attendait sereinement avec un verre de jurançon. C’est toujours une bonne adresse.

Je me souviens des troupeaux de moutons en transhumance qui traversaient Grenoble en remontant de boulevard Gambetta, laissant derrière eux un tapis de crottes fortement parfumées, des ânes et des cabanes qu’ils tiraient dans lesquelles les bergers allaient passer tout l’été, du concert de sonnailles et de bêlements, des morceaux d’un fromage inconnu et merveilleux que ces hommes aux chapeaux noirs nous distribuaient largement, à nous les mômes qui suivions le défilé sur nos vélos. Tu vois le tableau aujourd’hui ?

Giscard d’Estaing en est resté sans voix
Je me souviens des années folles, des stages de ski qu’on organisait en été au col du Galibier dans des conditions qui vaudraient aujourd’hui la correctionnelle, de la vie de déjantés qu’on y menait, du curé qu’on rendait fou en sonnant chaque nuit cinquante coups de sa cloche, des potes rencontrés et certains qui sont encore des amis pour la vie, Sylvie et Gilles Chappaz pour les citer.

Je me souviens de la création des Arcs, des manifs des opposants à la station conduites par le virulent abbé Borel dans les rues de Bourg-Saint-Maurice, des paysans inquiets (à juste titre) pour leurs terres dans une vallée qui n’était pas loin de crever la dalle.

Je me souviens de la fête des guides à La Grave (Hautes-Alpes), des soirées passées au restaurant du Vieux Guide chez Max Liautier avec Antoine Bonlieu, ce cher vieux fou.

Je me souviens des yeux chargés d’envie, de méfiance et peut-être de haine d’un compagnon de balade lorsqu’un soir, dans un chalet d’alpage, nous avons dû partager les derniers vivres après une semaine de courses en Oisans. Ce fut là une première expérience enrichissante de la nature humaine.

Je me souviens d’un bon vieux guide, en bleu de travail, la clope au bec, rencontré sous le dôme des Écrins, qui déambulait avec assurance sur le glacier, de la cordelette en chanvre autour des chaussures en guise de crampons. Celui-là même qui, un jour de 1976, avait rétorqué à Giscard d’Estaing en visite à Vallouise qui lui reprochait d’avoir tiré un aigle royal désormais empaillé dans la maison que lui, «  il ne lui disait pas si c’était bien ou mal d’aller flinguer les gazelles en Afrique  ». Pour le coup, il en est resté sans voix, le président.

Je me souviens d’un lever de soleil sous le sommet des Agneaux, du vin chaud dans la gamelle sur le réchaud Camping Gaz et d’un camembert parfaitement à point. Un casse-croûte mémorable parmi tant d’autres.

Je me souviens d’André Martzolf, directeur de la sécurité et des pistes de La Plagne, et des projets d’escapades qui nous trottaient dans la tête. Jamais réalisés.

Je me souviens de Josué-de-la-Parrachée, qui devait ce surnom aux incalculables ascensions qu’il avait faites de ce sommet en Vanoise avec ses clients ; anticlérical déclaré, il priait la Vierge discrètement arrivé tout en haut. On peut le dire maintenant, il y a prescription.

Je me souviens de Juliette, ma marmotte qui avait creusé en une nuit tout un réseau de galeries dans le sol en terre battue de la cave. Plus tard, elle a fondé une famille devenue grande sur un alpage enchanté, près des sources de l’Isère.

Je me souviens de ces touristes qui nous payaient, mon pote des années infernales et moi, pour qu’on leur montre des chamois, sur les pentes au-dessus du Lautaret, et qui photographiaient de modestes chèvres chamoisées. J’implore leur pardon…

Je me souviens de la polémique autour des compétitions d’escalade naissantes, qui fait bien rire aujourd’hui, et du grand et modeste Pierre Allain qui avait écrit bien des années auparavant un très visionnaire Alpinisme et compétition.

Je me souviens de l’éditeur Michel Guérin, rencontré une nuit dans la froidure d’une église des Hautes-Alpes où nous nous étions réfugiés faute d’un lit salvateur après une fête trop largement arrosée et, beaucoup plus tard, de la gestation passionnée de ses livres rouges. Il nous manque.

Je me souviens de la façade du collège de Bourg-Saint-Maurice que nous avions équipée de cordes fixes pour, dès l’extinction des feux de l’internat, aller voir les filles qui dormaient dans l’autre aile du bâtiment, en passant sous la fenêtre du directeur planté devant sa télé. Il n’en a jamais rien su.

Je me souviens du père Motte, un personnage à la Giono, immuable veste de velours noir et cravate en laine assortie piquée d’une tête de mort en or, qui se baladait sur les alpages dans les Hautes-Alpes, au milieu des troupeaux de moutons avec un aigle royal apprivoisé posé sur son épaule. La gauche, toujours.

Je me souviens qu’il reste encore beaucoup de crêtes à explorer, de vallons et de combes à découvrir, de nuits étoilées à contempler, de rencontres à faire… Pas plus tard que la semaine prochaine, mon cher Pascal, sur les flancs d’une montagne de Maurienne, avec Fernand, grand berger de Celliers et joyeux compagnon, à peine trois heures de marche pour atteindre son chalet d’alpage, et une soirée de pain, de fromage et de bon vin, pour causer du temps qui passe et du temps qu’il fait devant un bon feu. Si le cœur t’en dit ?

Bon anniversaire !

Henri Pelletier, journaliste, amoureux des bons produits et des marchés paysans qui a créé, il y a plus de vingt ans, sous le pseudonyme de Goutatou, la première rubrique culinaire dans un magazine spécialisé sur la montagne.

Un commentaire sur « Henri Pelletier »

  1. Bonjour,
    J’ai perdu de vue Henri Pelletier et je cherche à rentrer en contact avec celui que j’ai connu il y a plus de 40 ans. Nous avons été initiateurs des stages de ski dont Henri parle en été au col du Galibier ainsi que des randonnées avec l’âne Bourguiba, infatigable porteur de sac. J’ai de nombreuses photos que je pourrais lui transmettre si vous pouviez me transmettre ses coordonnées mail.
    Merci
    Bien cordialement

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